jeudi 8 septembre 2011

Le Commun dans la globalisation. Un New Deal politique est-il possible ?


Par Patrick Dieuaide[1]

Si l'Histoire et le Droit n'ont jamais daigné donner consistance au Commun comme « écosystème » (A. Négri), comme réseau d'échanges ou comme modèle de vivre ensemble, l'explication ne pourrait-elle pas venir de ce que le Commun doit toujours et encore se réinventer ? Certes, nous avons tous une idée du Commun pour en avoir fait l’expérience à titre individuel et au niveau local (point 1). Mais au-delà ? Que dire aujourd’hui du Commun au regard de l'espace clos du capitalisme globalisé qui nous cerne et avec lequel chacun de nous, au travail, dans sa vie privée ou professionnelle, doit composer (point 2) ?
Par un effet de spirale dont l’histoire est coutumière, il y a là de toute évidence, en ces temps d’oppression et de règne sans partage de la Finance, des circonstances historique et politique particulières qui ne laissent pas d’inquiéter quant à la capacité du Commun (des communautés d’individus qui le fondent) à survivre aux normes de gestion et pratiques de management qui prévalent dans les entreprises et au-delà, dans le secteur public. Mais empressons-nous d'ajouter que la perspective inverse vaut tout autant. Dès lors en effet qu’il n’y a plus d’extérieur où se réfugier, que seul domine un vaste processus de marchéisation du temps, de la vie sociale et de l'espace public, on ne peut que s'étonner de la diversité persistante des pratiques, des cultures et des modes de vie, qui laisse aussi deviner de la capacité de résilience du Commun à produire de la différence.
En d’autres mots, le Commun serait pris aujourd’hui dans un rapport politique inédit, d'une extrême violence, entre subordination et création collective. C’est au regard de cette topologie singulière du Commun que l'on se propose de réfléchir à l’idée de ce que pourrait signifier ce « mot d’ordre » politique dont nous ressentons l’exigence et l’urgence mais dont nous ne savons trop quoi penser quant au fond : « instituer le commun » (point 3).



1. Les déterminations du Commun.

Ce que nous savons du Commun est intimement lié à nos pratiques en particulier (mais pas seulement) celles qui font toute l’épaisseur du travail ou du métier que nous exerçons, que nous soyons fonctionnaires ou salariés du privé.
Sous cet angle, dire ce qu’est le Commun, c’est tout d’abord pointer la part des ressources dont nous sommes tributaires collectivement pour concevoir, organiser, mettre en œuvre nos propres actions. Qu’il s’agisse de matières premières, de connaissances, de machines, de logiciels, de ponts, de routes ou de bâtiments, ces ressources sont communes dès lors que nous les consommons ou que nous en usons collectivement, dans l’acte même de travailler. Notons que ces ressources ne sont que très rarement «propriété de personne» (res nullius); elles sont quelques fois «choses publiques » (res publica), mais le plus souvent relèvent du droit privé (usus, abusus, fructus), comme « bien privatif », rival et exclusif. De fait, le Commun recouvre une mosaïque de rapports juridiques et sociaux qui, au plus près de l’action des communautés de pratiques ou des collectifs de travail, ne sauraient toutefois préjuger des conditions dans lesquelles ces ressources sont mobilisées.
Mais le Commun n’est pas seulement une ressource commune pour l’action. C’est aussi une part de nous-mêmes dans la mesure où nos capacités, nos représentations, notre subjectivité sont également une ressource partie prenante du travail des autres. Et réciproquement, faut-il préciser, dans la mesure où nos pratiques sont toujours le résultat d’un effet de composition au contact de conduites, de produits ou de subjectivités dont nous sommes la cible ou le destinataire. C’est aussi cela le Commun : ce tissu d’interactions dans lequel nous sommes tout à la fois sujet et objet.
Récapitulons ces premières réflexions : 1/ Le Commun est « toujours déjà là », au fondement de l’activité déployée dans les sphères publique, privée (marchande) et même domestique. 2/ Le Commun se donne comme un tout avec le travail vivant : il lui est tout à la fois consubstantiel (point de vue des ressources) et constitutif (point de vue des capacités et des subjectivités). 3/ Le Commun est « deleuzien » par essence : il renvoie à ce par quoi le passage du virtuel, (c’est-à-dire l’infini variété de combinaisons possibles entre ressources et capacités), à l’actuel (c’est-à-dire la concrétisation de ces combinaisons dans des travaux ou des productions singulières) est rendu possible ; 4/ Le Commun est aussi « biopolitique » : il est cette base matérielle et « corporelle » du travail vivant qui fait le lien entre le dedans et le dehors de nos représentations, de nos capacités personnelles, de notre univers intime en somme ; il est le « socle » qui fonde l’appartenance de notre vie singulière à la vie sociale et collective.
Mais poursuivons cette réflexion un peu plus loin encore. Car le lecteur qui aura bien voulu nous suivre jusqu’ici, objectera, non sans raison, qu’on ne peut parler d’UN commun comme d’un espace homogène, totalement lisse, qui ferait table rase des multiples formes de vies qui le parcourent. Nous acceptons cette objection si, toutefois, celle-ci vise à souligner le caractère incomplet des déterminations que nous cherchons et tentons d’expliciter à propos du Commun.[2] Mais précisément, serons-nous tenté de répondre, s’il ne manque pas d’études de terrain pour expliciter les pratiques, les savoirs faire, les normes et les représentations qui fondent les diverses manières pour un groupe ou une communauté de travailler, de produire ou de « vivre ensemble » (cf. les travaux de Pascal Nicolas le Strat ou encore ceux de la sociologie des réseaux ou des groupes socio-professionnels), ne peut-on en inférer une logique générale de fonctionnement de ces groupes ? Ne peut-on prétendre que ces différents groupes obéissent à une même logique générale de partage et de « remise au pot » des expériences multiples et variées de chacun de ses membres ?
Dès lors, si notre lecteur bienveillant veut bien reconnaître le bien fondé de cette « montée en généralité », il pourrait peut-être convenir avec nous qu’il est une autre détermination du Commun : 5/ La production du Commun vaut immédiatement (sans médiation) restitution et accumulation de moyens et de capacités auprès de ses membres. Cette dimension du Commun est centrale à nos yeux. Elle donne à voir un Commun réflexif, ouvert, expansif, toujours en mouvement. Elle énonce également un principe d’intelligibilité du processus de différenciation de nos pratiques et de nos productions fondé sur la coopération et la libre appropriation.


2. Le Commun dans le capitalisme financier globalisé

Les quelques considérations qui précèdent n’ont certainement pas pour objectif de fournir une présentation d’un monde social idéal que les luttes politiques auraient pour visée de faire advenir.
Le Commun n’a pas besoin d’une avant-garde pour exister ; il n’est pas non plus une Idée dont il faudrait se convaincre.
Pour faire court, le Commun renverrait dans notre présentation à un mode particulier d’organisation et de production de la Société. Sous ce jour, le Commun prend du temps, consomme des ressources et des capacités, produit et reproduit de la différence et plus largement de la vie sociale. De fait, sa nature et sa dynamique propre n’ont aucune raison de coïncider avec les besoins, les formes et la dynamique de l’accumulation du capital (sa temporalité et son rythme). Il y a là, en germe, un antagonisme irréductible fondé sur une lutte féroce pour la captation des ressources et capacités du Commun à des fins d’usage et/ou de consommation pour le compte d’intérêts privés (marchand).
Mais dire cela ne suffit pas à comprendre la place et le rôle du Commun dans le capitalisme globalisé, loin s’en faut. Il serait en effet de bien mauvaise méthode que de s’en tenir à une simple transposition, peu ou prou, de la grille de lecture des mécanismes d’exploitation élaborés par Marx, dans un 19ème siècle en pleine phase d’industrialisation. Le Commun n’est pas assimilable à une force de travail que les capitaux productifs auraient rencontré au beau milieu de la circulation, « prêt à être tanné »[3] !


Revenir à Marx..... mais avec discernement !

Pour comprendre ce qui se joue entre le Commun et le Capitalisme aujourd’hui, nous pensons qu’il faut abandonner l’idée selon laquelle ces « deux modèles de production » entretiennent entre eux un rapport direct et fonctionnel. De forme diffuse et réticulaire, le Commun n’est pas une ressource productive immédiatement disponible, à l’image de l’ « armée de réserve industrielle ». La force de travail individuelle peut-bien sûr être dépositaire du Commun[4], mais sa consommation n’apparaît pas en tant que tel comme un objectif explicite ou déclaré de la part des capitaux individuels[5].
Toutefois, si le Commun ne peut s’inscrire dans un rapport direct, singulier et fonctionnel à l’accumulation ou l’enrichissement à titre privé, il n’est pas interdit de penser que le Commun entretient d’étroites relations avec le capital social global et qu’à ce titre il joue un rôle déterminant dans les conditions de mise en valeur des capitaux individuels.
Pour simplifier, le capital social global est composé de capitaux financiers (banques et autres établissements financiers), productifs (les entreprises) et commerciaux (les commerçants) dont la dynamique de développement s’inscrit dans mouvement circulaire (... A_P_M_A’_P’_M’...) sans début ni fin. La solidarité des capitaux (et même au-delà, le commun et le communisme du Capital !) s’exprime à ce niveau : chaque forme de capital (A,P,M) a besoin des deux autres pour se mettre en valeur (par exemple, le cycle P _P’ a besoin des cycles M_M’ et de A’_A’’ dans notre schéma). Ajoutons même que plus les cycles de cette chaîne sont intégrés, plus le temps de mise en valeur (ou de rotation) de chaque unité de capital est écourté, plus le temps d’immobilisation de chaque unité de capital investi est raccourci et naturellement plus la rentabilité des capitaux avancés augmentée. Telle est la dynamique interne, propre au capital social global ; une dynamique réglée par un principe d’économie de temps et toute entière orientée vers la recherche d’une fluidité maximale des différents cycles de mise en valeur des capitaux investis[6].
Depuis le début des années 90, c’est le capital financier (A dans notre schéma) qui donne le tempo. Fusions-acquisitions, délocalisations et relocalisations, restructurations, rationalisations, flexibilité organisationnelle... : pour une large part, la Finance donne l’impulsion générale pour engager, au niveau mondial, une vaste opération de rationalisation des conditions sociales, matérielles et même institutionnelles qui structurent le temps de circulation du capital global.
Sur le terrain, cette pression temporelle, générale et globale, exercée au nom de la valeur actionnariale se mêle aux autres pressions internes exercées directement et localement par les différentes espèces de capitaux au nom de la création et de la répartition de la valeur et de la plus value. Toutefois, du point de vue de l’analyse de la relation du Commun au Capital, il convient de distinguer ces deux niveaux. Si le Commun est pris localement dans la violence extrême des ajustements locaux, c’est d’abord au regard du rapport de pouvoir généré par cet effet d’accélération, général et diffus, qui impacte l’ensemble des temps de circulation constitutifs du cycle général de reproduction du capital. En d’autres termes, la relation du Commun au Capital social global ne tiendrait pas d’un rapport social d’exploitation, localement situé,mais bien davantage d’un rapport interne, spécifique, et directement lié à la circulation du capital lui-même. C’est dans cette perspective, croyons-nous, qu’il convient d’analyser le Commun dans la globalisation.


Déterritorialisation et « subsomption » du Commun comme effets de pouvoir engendrés par la circulation du capital

Pour aider le lecteur à bien comprendre la spécificité de cette relation du Commun à la circulation du capital, nous filerons la métaphore suivante : « Soit un hélicoptère posé sur le sol, moteur allumé : plus les pâles de son moteur tournent vite, plus la force centrifuge augmente du fait de la rotation. Passée une certaine vitesse de rotation, l’hélicoptère finit par s’arracher du sol, emportant avec lui, équipages et passagers ».
Sans forcer la comparaison, on peut dire que l’effet exercé par la circulation du capital sur le Commun relève d’une logique similaire. La circulation du capital s’accélérant sous la pression de la Finance, le Commun est comme « aspiré » (« déterritorialisé ») et « subsumé[7] » par le jeu des réorganisations incessantes, spatiales et temporelles, dont il est victime.
Il importe de bien comprendre le sens et l’importance de ce (double) phénomène. Les travaux de D. Harvey peuvent nous y aider dans une certaine mesure. En effet, dans Limits of Capital, (1982), l’auteur montre très bien l’importance de la mobilité géographique et des (ré)aménagements spatio-temporels des capitaux productifs comme solutions aux crises récurrentes de suraccumulation[8]. Toutefois, l’auteur situe son analyse dans une approche « à la R. Luxembourg », en termes de débouchés. Cette perspective n’est pas sans fondement pour éclairer certaines dynamiques du capitalisme mondial aujourd’hui, en particulier en Asie. Mais pour D. Harvey, cette mobilité du capital et ces aménagements sont totalement neutres du point de vue du processus même de création de valeur et de la plus value. Ainsi, pour chaque nouvelle configuration productive née de cette dynamique spatio-temporelle, c’est toujours une même opération de pouvoir de fixation et de mise au travail de la main d’œuvre qui est reconduite.
Dans le cadre d’analyse que nous proposons, c'est-à-dire dans l’espace clos du capitalisme globalisé, la mobilité géographique des capitaux productifs et les réaménagements spatio-temporels qui en découlent ne sont pas (ou pas seulement) la source de nouveaux débouchés. A vrai dire, ce point est plutôt secondaire. Plus importants à nos yeux sont les bouleversements occasionnés aux niveaux des retombées qui affectent le rapport des individus à leur activité de travail. Sous cet angle, les destructions de capital et les (re)aménagements équivalent à une séparation puis à une recombinaison des ressources et des capacités personnelles qui soutiennent les individus dans leurs (inter)actions. Il s’agit en fait d’une opération violente de «décontextualisation» (ou de « désubjectivation ») couplée à une « remise en contexte » des individus dans des conditions (« objectives et subjectives » dirait Marx) profondément renouvelées, aussi bien au niveau des ressources et des capacités requises qu’au niveau des réseaux de relations dans lesquels ils évoluent.
Totalement intérieure à la circulation du capital, cette dynamique continuée de destruction/création obéit à une logique bien plus large et plus profonde que celle évoquée par D. Harvey (ou A. Giddens). Celle-ci consiste en un processus irréversible de dissolution puis de recomposition des conditions de production de la subjectivité des individus eux-mêmes. Deux moments bien distincts de ce processus peuvent être repérés :
                -  Un moment de déprise ou de dépossession des moyens d’action et de réflexion des individus qui fondent leur engagement dans le travail,
                -  Un moment de reconstruction de cette capacité d’intervention à partir d’un contrôle des conditions d’organisation et de gestion de leur propre environnement de travail, 
Notons que ces deux moments ne sont pas équivalents du point de vue des rapports de pouvoir qui les structurent. Le premier met en scène un pouvoir coercitif s’exerçant du haut vers le bas (top- down), le plus souvent sous une forme autoritaire et unilatérale. Le second, à l’inverse, repose sur un pouvoir qui « attire à lui » et donc incite, suscite, pousse à l’engagement et à l’implication de soi (bottom-up), le plus souvent dans un style « entrepreneurial » assorti d’une idéologie fondée sur la réussite, le projet ou le mérite[9]. 
Notons également que ces deux moments ne sont pas intrinsèquement liés, du point de vue du parcours des individus à l’intérieur de cette dynamique. A ce niveau, les débats autour du « retour à 
l’emploi » ou de la « flexisécurité » mettent clairement en évidence l’importance du Droit et des Institutions dans la gestion et le contrôle des « transitions professionnelles » des individus d’un emploi à un autre (le plus souvent en passant par le chômage). Dans les faits, il faut cependant une foi de charbonnier pour reconnaître dans le marché, fut-il institué, une modalité de régulation légitime de ces transitions. On le sait, le marché fonctionne de manière aveugle et sélective ; il est source d’injustice et n’offre aucune garantie contre les discriminations à l’embauche. Par ailleurs, si l’on peut reconnaître que le Droit et les institutions peuvent atténuer certains de ces maux, l’efficacité de ces leviers d’action est toute relative car largement indexés sur la relation d’emploi, elle-même totalement surdéterminée par la stratégie des firmes et la mobilité géographique des capitaux. En d’autres termes, ces dispositifs et ces régulations n’éliminent en rien les risques d’exclusion encourus par ceux qui, ayant perdu leur emploi, ont également toutes les chances d’être « coupés du Commun ». C’est là un régime de double peine qui pose avec acuité la question de la garantie des niveaux de revenu et plus largement des niveaux de vie indépendamment du fait d’occuper un emploi.
Notons enfin, pour celles et ceux qui auraient franchi le cap de la « déterritorialisation », que les forces entrepreneuriales de « subsomption » initiées pour assurer leur insertion dans un nouvel espace de la division du travail, ne sont en rien plus douces ou plus clémentes. Ces forces sont naturellement indexées sur la norme temporelle impulsée par la Finance au niveau de la circulation du capital. Elles ont donc pour visée d’amener les salariés à jouer le jeu de la mobilité, de la « flexibilité d’initiative » (E. Mouhoud) et de l’implication maximale aux niveaux de l’effort et de l’engagement de soi dans le travail. Il y a là une dynamique interne au travail lui-même qui, pour être insoutenable à terme pour les individus, ne manque pas d’interroger quant à la capacité du Commun (ressources et capacités) à « faire face » aux normes de gestion et de consommation productive requises pour répondre in fine aux exigences des marchés financiers.
En somme, nous serions en droit de penser que cette dynamique infernale « déterritorialisation _ subsomption » impulsée par la Finance, a pour effet d’engendrer une impossibilité pratique pour les institutions du salariat de protéger les individus en leur garantissant les moyens d’organiser et de réguler par eux-mêmes les conditions sociales de leur propre existence. Tout se passe en fait comme si la société salariale, face à cette dynamique, avait perdu la maîtrise des conditions politique et matérielle d’organisation de son propre développement. Les dispositifs juridiques, politiques et institutionnels qui lui étaient donnés d’actionner ne suffisent plus aujourd’hui pour porter, encore moins promouvoir, les valeurs de progrès, de justice sociale, de solidarité qui ont fait les beaux jours des Trente Glorieuse.
Impuissant, neutralisé, le salariat n’est plus en mesure de jouer le rôle de « contre-pouvoir » comme ce fut le cas par le passé. Car la subordination des individus a profondément changé. Le régime de mobilisation des individus dans le travail n’est plus aussi coercitif que du temps du fordisme. Les individus sont désormais livrés à eux-mêmes face au capital social global. Le pouvoir économique est dès lors plus diffus, moins identifiable. Les rapports de force et la conflictualité sociale qui constituaient le coeur de la vie démocratique ne portent plus et la « mécanique égalitaire » construite sur la redistribution et le Welfare est grippée. C’est en somme tout le « tissu biopolitique » du Commun qui se trouve être mis à l’épreuve.


3. « Instituer le Commun » : Pourquoi ? Comment ?

Nous sommes bien conscient de ce que l’expression « Instituer le Commun » a d’effrayant. On n’« institue » pas les pratiques, les représentations... qui font la vie sociale ! Mais le Commun n’est pas la Société à strictement parler. Le Commun, c’est la participation de chacun à la vie de tous et c’est aussi le fait que la vie de chacun, dépendant de tous, ne dépend de personne en particulier. Là résident selon nous toute la puissance créatrice et subversive du Commun mais aussi toute sa vulnérabilité face au capital social global.
Le Commun n’est rien sans la liberté de circuler et d’agir de ses membres, l’un n’allant pas sans l’autre. Mais cette liberté (ou plus exactement, ces libertés) vaut aussi production de subjectivités dans un rapport à l’autre totalement « ouvert », aléatoire et indéterminé politiquement. Là réside toute la fragilité du Commun. Cette « ouverture à l’autre » serait en quelque sorte le talon d’Achille du Commun, la « porte d’entrée » que les capitaux ne se sont jamais privés de franchir pour tenter de contrôler les ressources et les capacités qui le déterminent[10]. Sur ces bases, « Instituer le Commun » renverrait à l’idée de donner au Commun un socle juridique qui le protège d’une certaine forme de prédation et qui garantisse à ses membres les moyens de vivre et d’organiser librement leurs propres conditions sociales d’existence.
Dès lors, des réflexions menées au point 2, on se risquera à tirer deux principaux enseignements au plan politique :
- Contre les risques de déprise ou de dépossession associés au phénomène de « déterritorialisation », il serait nécessaire de garantir à chacun un « droit au Commun » dont on pourrait imaginer qu’il recouvre un revenu social garanti et l’accès à un ensemble de « biens fondamentaux » qui ne se limiterait pas aux biens de première nécessité.
- Contre les effets délétères d’un réagencement permanent des pratiques et des relations sociales imposées in fine par la Finance et la circulation du capital, il conviendrait de donner au Commun les bases d’une personnalité juridique qui confère à ses membres les moyens directs de « s’opposer à » ou « d’agir contre », au nom d’un droit (biopolitique) à la différence.
Sans prétendre à l’exhaustivité, ces directions d’analyse pourraient bien constituer la trame d’une histoire du Commun (qui reste à écrire). On le sait, « 1968 » a représenté en France et partout ailleurs un temps fort de cette histoire, faisant ressortir au grand jour toute la puissance créatrice d’une subjectivité longtemps tenue sous le boisseau. Plus près de nous, la révolte des banlieues (2005 en France) et la prolifération des actions de « guérilla urbaines » ont également montré combien ce combat, en quelques décennies, s’est radicalisé par suite d’un creusement sans précédent des inégalités de conditions entre les populations habitant les quartiers des grandes métropoles.
Plus fondamentalement, la question d’ « instituer le Commun » que nous posons aujourd’hui dans une certaine urgence, repose sur le constat d’une impuissance des Etats à formuler des compromis socio-politiques capables de jeter les bases d’une organisation et d’un mode de fonctionnement autonome du Commun. En effet, force est de constater qu’aucune avancée n’a pu être observée en ce domaine. Aux Etats-Unis, la proposition formulée par B. Obama d’un « green capitalism » en contrepartie d’un retour de l’Etat fédéral dans le champ des droits et de la protection sociale (Santé, avortement..) n’a pas résisté aux forces conservatrices de la Finance (assurances) et du Pétrole. En Europe, le consensus des 27 qui s’était dégagé autour de la Stratégie de Lisbonne pour le développement d’un « knowledge capitalism » assorti d’une série d’aménagements institutionnels annonçant la flexisecurité a également fait long feu.
Certes, ces compromis peuvent toujours être discutés à l’aune des mesures de politique économique sous-jacentes et des conditions qui président à leurs mises en oeuvre. Mais au-delà, l’échec des gouvernements à faire émerger une société post-raciale d’un côté et post-nationale de l’autre doit beaucoup au jeu même des institutions. En d’autres termes, tout se passe comme si le Commun était hors d’atteinte par les voies traditionnelles des partis politiques, des élections et de la démocratie représentative. C’est dans cette perspective, croyons-nous, que les travaux d’A. Sen, notamment sur la question des libertés réelles des individus et de leur articulation à la démocratie, et ceux de P. Rosanvallon sur la « contre-démocratie » peuvent être utiles pour réfléchir à la manière d’adosser au Commun une base institutionnelle qui lui confère une forme d’autogouvernement des hommes.
Pour ces auteurs, la (contre)-démocratie ne peut-être totalement assimilée à une procédure de vote, ni a fortiori, à un régime de la décision. Pour A. Sen, la démocratie se définit en termes de « débat public » et se construit directement à partir des capabilities (ou des libertés réelles) mobilisées dans le jeu d’échanges ou d’interactions pour l’élaboration de normes, de valeurs ou de décisions collectives. Pour P. Rosanvallon, la « contre-démocratie » résulte d’un ensemble de pratiques de surveillance, d’empêchements, de jugements à travers lesquels la société civile fait l’expérience de son rôle de contre-pouvoir. Il y a peut-être là, et dans bien d’autres travaux, quelques pistes qui, sur un plan théorique, historique et politique, pourraient nous éclairer sur les conditions d’émergence d’une institutionnalisation du Commun et qui, nous l’espérons, contribueront à leur manière à démentir ce constat d’un Commun assimilé, toujours et encore, à « un lieu de non-droit » (A. Négri).



Notes


[1] Ce texte n’est qu’une réflexion menée à voix haute, hésitante et toute provisoire, pour essayer d’approcher la question du Commun dans une perspective d’ « économie politique ». Toutes critiques et suggestions sont les bienvenues.
[2] Nous la récusons s’il s’agit de souligner le caractère « abstrait » ou « improbable » de la notion. Sous cet angle, cette critique rejoint celle devenue classique dans les milieux académiques pour souligner que s’il n’existe pas de « terrains » ou « d’appareillage statistique » qui justifient/valident le bien fondé des notions mobilisée et/ou hypothèses avancées, alors cette théorie n’est pas de la science, mais spéculation ou idéologie pure. Le problème est que dans l’élaboration de la notion elle-même, il n’y a ni science ni idéologie, mais une pratique qui expérimente, qui se cherche au regard d’un point de vue sur le monde toujours en évolution, jamais stabilisé ; une pratique qui va enquêter et recueillir des matériaux là où elle peut, pour nourrir ses intuitions, élaborer ses concepts.
[3] A vrai dire, cette transposition est dévastatrice au plan intellectuel et politique. Elle laisse entendre : 1/ Que le Commun et le concept de force de travail ne font qu’un 2/ Que le lieu de création de la valeur et de la plus value, l’entreprise, reste adéquat et incidemment, que seul le capital productif en aurait le monopole d’exploitation. 3/ Que l’exploitation du Commun relèverait d’une même logique de subordination (subsomption) que celle qui prévaut pour exploiter la force de travail individuelle... Bref rien ne neuf sous le soleil ( !) et nous serions bien « naïf » (voire coupable) de croire qu’il pourrait en être autrement. Inutile de dire que le Commun sort meurtri de cette approche théorique !
[4] Dans une perspective à la Putnam ou à la Becker, le Commun n’est jamais d’ailleurs qu’une fraction de capital social considéré comme la source d’un ensemble de qualités ou d’aptitudes possédées par les individus et qui les rendraient plus ouverts et disponibles aux valeurs et aux réalités des pratiques de l’économie de marché.

[5] Bien au contraire d’ailleurs ! Les entreprises sont les premières à dénoncer les coûts sociaux de l’organisation et de fonctionnement de la vie sociale et collective.
[6] Notons au passage que cette dynamique conduit à un changement complet de référentiel au niveau du temps et incidemment du point de vue de la théorie de la valeur. Cette norme, fondée sur une temporalité déconnectée du travail direct et immédiat, renvoie à ce que Marx dénomme au Livre II du Capital (Ch. VIII, section 2), la durée de l’acte de production, durée qu’il décompose en trois rubriques :
- la période de travail, ou le nombre de journées de travail ininterrompues mises bout à bout pour la fabrication d’un produit déterminé,
- la durée pendant laquelle le procès de travail est maintenu en activité,
- le temps de vente et le temps d’achat, temps renvoyant respectivement à la durée d’acheminement des produits sur les marchés et à la durée de reconversion du capital argent des entreprises en éléments du capital productif (force de travail, biens d’équipement).
[7] Si nous avions continué de filer notre métaphore, nous aurions volontiers employé le terme de « sustentation » à la place de « subsomption ». En aéronautique, la sustentation est la force qui maintient dans les airs un aéroplane. Comparé à « subsomption », le terme « sustentation » présente l’avantage de faire clairement ressortir l’idée que le capitalisme, sous l’impulsion de la Finance, se cherche un nouveau plan d’immanence pour rétablir les conditions nouvelles de mise en valeur des capitaux individuels. C’est dans cette perspective que nous pourrions parler de transition d’un capitalisme industriel vers un capitalisme cognitif (voir les travaux de C. Vercellonne, B. Paulré, Y.M. Boutang).
[8] On trouve également chez A. Giddens, dans « Conséquences de la modernité » une vue pénétrante de ce phénomène de « déterritorialisation » : « Par dé-localisation, j’entends l’extraction des relations sociales des contextes locaux d’interaction, puis leur restructuration dans des champs spatio-temporels indéfinis » (p.30).

[9] Ce point pourrait être davantage développé, en particulier sur la question des incitations monétaires. En effet, la dépendance monétaire, dans cette approche, ne viendrait pas de ce que les individus, travailleurs, salariés, serait en pénurie ou manque d’agent, mais plutôt qu’ils n’en gagneraient pas assez.
[10] Nous retrouvons ici la question politique centrale des enclosures (voir notamment sur ce point Y.M. Boutang)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire