samedi 1 octobre 2011

Le retour des conflits sociaux ?

par Baptiste GIRAUD & Jérôme PÉLISSE

Contrairement à une idée reçue, les conflits sociaux ne diminuent pas dans le monde du travail. Si l’on prend en compte la pluralité des modes d’action, ils auraient même plutôt tendance à augmenter. En s’appuyant sur une analyse de l’enquête REPONSE, Jérôme Pélisse et Baptiste Giraud offrent un état des lieux moins sombre qu’attendu du pouvoir de mobilisation des salariés.
En ces temps de crises financières qui accentuent objectivement les tensions dans les relations professionnelles, les conflits du travail retrouvent une visibilité dans l’univers médiatique, qu’ils n’avaient pas connu depuis longtemps. Ces dernières semaines, quand les journalistes n’ont pas fait écho des actions engagées par les salariés du privé contre les plans de restructuration ou les mises au chômage technique qui s’abattent sur eux (dans l’industrie automobile notamment), ils ont largement couvert les mouvements de protestation collective des salariés du secteur public. Il est vrai que, dans ces professions, les actions de grèves se sont multipliées, mettant en scène l’ensemble du corps enseignant – de la maternelle à l’université –, les postiers, les cheminots, etc. Dans sa dernière note de conjoncture sociale annuelle (octobre 2008), l’association de DRH Entreprise et Personnel souligne ainsi combien « toutes les composantes d’une crise sociale » sont présentes, et invite les employeurs à prendre au sérieux « une remontée de la conflictualité » qui n’entraînera pas forcément une multiplication des grèves, mais qui pourra «prendre la forme plus pernicieuse d’un désengagement silencieux, voire d’autres formes de grèves froides ».

Le regain d’intérêt actuel des journalistes pour les luttes du monde du travail laisse ainsi penser qu’elles connaîtraient un renouveau, généré quasi-mécaniquement par les tensions nées des politiques de rigueur patronale et gouvernementale. De même, la sur- médiatisation de quelques conflits salariaux, au printemps 2008, avait pu laisser croire que l’augmentation du coût de la vie et les promesses non tenues du président Sarkozy d’être « le président du pouvoir d’achat » avaient suffi à faire renaître de leurs cendres les mobilisations des salariés pour de meilleures rémunérations. Dans les commentaires récents de l’actualité sociale, c’est par ailleurs une représentation binaire de la conflictualité au travail qui resurgit. Nombreux sont ceux en effet qui mettent l’accent sur la place dominante des « bataillons » du public sur le front de la contestation sociale, ravivant par là même le sentiment que ces salariés seraient, une fois de plus, les seuls à pouvoir s’engager dans des mouvements revendicatifs élargis et durables. Les salariés du privé, quant à eux, en dehors de quelques conflits désespérés lorsque survient une fermeture d’entreprise (ou pour obtenir des titres de séjour de la part de sans-papiers redevenus travailleurs depuis avril dernier), resteraient en retrait de la scène des grèves, ce qu’attesterait la tendance quasi continue à la baisse du nombre de Journées Individuelles Non Travaillées (JINT) pour fait de grève enregistrée depuis une trentaine d’années par les services administratifs du ministère du Travail. Il ne leur resterait plus qu’à « subir » les actions récurrentes des salariés du public ou à les soutenir par « procuration », à défaut de pouvoir exprimer directement leur mécontentement, si ce n’est sous la forme de désengagements « pernicieux » dans le travail ou de « grèves froides ».
Dans ces conditions, l’interprétation donnée à la conflictualité au travail ne conduit pas seulement à voir dans le secteur public le successeur de la défunte classe ouvrière dans son rôle d’avant-garde du mouvement syndical. Elle associe à ce changement de sujet central de la conflictualité sociale une transformation radicale de sa signification politique. Jadis portés par la volonté de tirer profit des gains de productivité et de la prospérité économique pour améliorer le sort du monde du travail, les combats syndicaux seraient réduits, dans une période de « crise » économique, à n’être plus que des luttes « défensives ». Ainsi, quand les salariés du public apparaissent uniquement investis dans des mobilisations contre des mesures qui remettent en cause leur nombre (enseignants), leurs statuts (La Poste) ou leur conditions de travail (cheminots), leurs homologues du privé ne font généralement parler d’eux qu’au travers de conflits pour l’emploi.
Il n’est évidemment pas illégitime de parler d’un « durcissement » des relations professionnelles dans le contexte actuel, ni de souligner l’importance des actions revendicatives des salariés du public dans l’espace des mobilisations du monde du travail. Il importe toutefois de se méfier des illusions d’optique que peuvent générer les logiques sélectives de médiatisation des conflits sociaux, qui font écran à la perception du maintien, depuis plusieurs années, de formes ordinaires de conflictualité diffuses et protéiformes, telles que l’on peut les repérer grâce à un instrument de mesure statistique original développé par le ministère du Travail (DARES), sous la forme des enquêtes REPONSE (voir encadré). La dernière édition de cette enquête indique ainsi qu’entre 1996-1998 et 2002-2004, les conflits collectifs et individuels touchent davantage d’établissements du secteur marchand, tout en connaissant des transformations certaines, aussi bien dans les revendications qui y sont exprimées, que dans les formes par lesquels ils se manifestent. En cela, ils permettent de dégager des éléments de réflexion utiles pour remettre en perspective les discours actuels sur la conflictualité au travail.

Les enquêtes REPONSE 
L’enquête REPONSE réalisée début 2005 porte sur un échantillon de 3 000 établissements, représentatif des 125 000 établissements de plus de 20 salariés du secteur marchand (hors agriculture). Cette enquête, dont c’est la troisième édition après celle de 1993 (où elle ne concernait que les établissements de plus de 50 salariés) et celle de 1998, porte sur la nature des relations sociales dans les entreprises (changements organisationnels, négociations, conflits, etc.), en interrogeant simultanément un représentant des directions d’établissement (PDG ou DRH), un représentant du personnel (délégué syndical, élu du Comité d’entreprise ou délégué du personnel) et quelques salariés dans chaque établissement. Elle a fait l’objet d’une exploitation statistique sous l’impulsion de la DARES, complétée par un volet monographique entre 2005 et fin 2007 par une équipe de chercheurs comprenant Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse. Voir de ces auteurs, La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Éditions du Croquant, octobre 2008.


Le maintien d’une conflictualité diffuse et protéiforme

La comparaison entre les données issues des enquêtes REPONSE et les statistiques administratives met tout d’abord en relief la sous-estimation importante du nombre de grèves par ces dernières, en raison d’une très faible remontée des fiches de signalement des conflits que les inspecteurs du travail sont censés transmettre à leur hiérarchie pour le calcul des JINT. Une étude précédente avait ainsi établi que plus de 80% des mouvements de grève, dans les établissements de plus de 50 salariés, échappaient au recensement de l’administration du travail. Mieux, Alexandre Carlier a démontré récemment que la sous-estimation des JINT n’est pas seulement importante, mais qu’elle n’est pas constante dans le temps: l’augmentation de la part des grèves courtes (débrayage, grève d’une journée) dans les années 1990 a eu pour conséquence une sous-estimation grandissante de la conflictualité telle que l’appréhendent les JINT, qui constituent l’indicateur traditionnel et quasi unique sur laquelle se fondent bon nombre de travaux et de discours concernant la conflictualité sociale en France.
Au-delà, l’enquête REPONSE permet de mieux prendre en compte la diversité des formes d’action collective en entreprise. À savoir, non seulement les débrayages, les grèves de moins de deux jours ou celle de plus de deux jours, mais aussi les formes de contestation collective sans arrêt de travail : manifestations, pétitions, refus d’heures supplémentaires. En tenant compte de l’ensemble de ces modalités d’action, il se dégage alors une image plus nuancée et plus complexe de la dynamique des conflits du travail hors fonction publique. D’abord, c’est une augmentation significative de la proportion de directions d’établissement déclarant avoir connu au moins une forme de conflit collectif qui peut être constatée : 30% entre 2002 et 2004 contre à peine 21 % entre 1996 et 1998. Logiquement, la part des salariés ayant connu une mobilisation collective (sans y avoir pour autant nécessairement participé) s’est également élargie, d’environ 39% entre 1996 et 1998 à 47% entre 2002 et 2004. Bref, les conflits collectifs au travail ne se sont pas évanouis. Ils tendraient plutôt à se renforcer. Comme le montre le graphique suivant, toutes les formes de conflit, ou presque, ont même augmenté entre 1996-1998 et 2002-2004.





Les préoccupations salariales en tête... déjà

La morphologie des mouvements d’action revendicative dans les établissements est également une source d’information précieuse pour faire voler en éclats certains lieux communs sur les territoires actuels de la conflictualité au travail. Sur fond d’une croyance assez largement partagée en l’avènement d’une société « post-industrielle », l’idée d’une « tertiairisation » des conflits du travail a largement prospéré. La visibilité médiatique et sociale des perturbations générées par les conflits sociaux dans les services publics ou dans les transports collectifs (pilotes d’avion, chauffeur de bus, etc.) ont bien évidemment concouru à alimenter cette hypothèse, considérant que la grève serait devenue l’arme de quelques corporations « privilégiées », qu’elles soient protégées par leur statut d’emploi ou par leur position stratégique dans l’espace des rapports de production. À l’inverse, les bouleversements économiques qui y sont intervenus (filialisation, délocalisation, restructurations des grands groupes, etc.) avaient pu laisser croire à une inexorable marginalisation des conflits industriels, qui se réduiraient désormais à des actes de résistance sporadiques et désespérés pour le maintien de l’emploi. Les données de l’enquête REPONSE viennent profondément remettre en cause de telles croyances. Elles montrent en effet que dans leur immense majorité, les conflits de l’industrie épousent les formes classiques et pacifiées de la lutte syndicale. Ce caractère ordinaire des conflits industriels apparaît d’autant plus évident à la lumière de leurs motifs. L’emploi n’occupe, pour les directions comme pour les représentants du personnel de l’industrie, « que » le troisième rang des revendications formulées. Il se situe, selon les directions, loin derrière les salaires, au cœur de plus de 52% des conflits de l’industrie, et les questions de temps de travail (28%). Les mobilisations dans l’industrie continuent ainsi à être massivement investies comme un support à la conquête de l’amélioration des conditions de rémunération et de travail des salariés, selon une hiérarchie d’enjeux revendicatifs largement similaire à celle repérable dans l’ensemble des secteurs d’activité (voir tableau ci-dessous).




Des univers professionnels inégalement conflictuels

Deuxième trait significatif : le secteur industriel s’impose toujours comme le secteur le plus conflictuel, devant le secteur bancaire et les transports, avec 42% d’établissements ayant connu au moins un conflit collectif entre 2002 et 2004. C’est également lui qui enregistre la plus forte hausse par rapport aux années 1996-1998 (+ 12,9 points). L’expansion des conflits se vérifie certes dans l’ensemble des autres branches d’activité. Mais il n’empêche que le commerce, les services ou la construction restent encore à des niveaux de conflictualité très largement inférieurs. Surtout, dans ces secteurs d’activité, les conflits peinent à s’exprimer autrement qu’au travers de formes de contestation sans arrêt de travail ou d’actions de débrayage très courtes. Autrement dit, la diffusion de la pratique gréviste dans l’univers des employés et des services dans le secteur privé reste encore bien modeste, alors qu’elle s’impose comme un recours beaucoup plus fréquent dans l’univers industriel. En ce sens, si les actions syndicales dans l’industrie ont perdu de leur ampleur et de leur éclat en même temps que se fragmentaient les grandes concentrations ouvrières, il apparaît bien précipité d’en conclure à une désertion du théâtre des grèves par le secteur industriel au profit d’une nouvelle ère de la conflictualité se déroulant d’abord dans d’autres univers de travail.
De fait, deux séries de facteurs peuvent expliquer ce qui facilite ou au contraire rend plus improbable l’éclosion des conflits dans les différents univers professionnels. Le premier facteur renvoie à la place plus importante qu’occupent les établissements de grande taille dans l’industrie ou la banque notamment, par rapport au commerce ou aux services qui regroupent essentiellement des petites structures. Or plus les établissements sont grands, plus ils ont tendance à connaître des conflits. Cela tient en particulier à ce que les relations hiérarchiques dans le travail tendent à s’y structurer sur un mode plus collectif et institutionnalisé, en lien notamment avec une meilleure implantation des organisations syndicales. Et c’est là une autre raison essentielle pour comprendre la différence dans la diffusion des conflits selon les secteurs professionnels, corrélée à leur inégale syndicalisation. La présence syndicale dans un établissement augmente notablement les chances que s’y déroulent des conflits. Voilà de quoi nuancer les discours récurrents sur « l’impuissance » des organisations syndicales : elles demeurent au contraire des agents essentiels dans la transmission des savoir-faire, des traditions de lutte et des discours critiques qui peuvent encourager le passage à l’action collective des salariés, et en particulier à l’action avec arrêt de travail.


Un redéploiement des conflits sous contraintes

Les formes mêmes du redéploiement des conflits du travail constituent un autre enseignement majeur de l’enquête. L’extension de la conflictualité passe par une augmentation plus rapide, entre 1996-1998 et 2002-2004, des établissements concernés par un ou des conflits sans arrêt de travail (+ 6,9 points) que par ceux ayant connu au moins un conflit avec arrêt de travail (+ 2,4 points). Autre fait remarquable, parmi les conflits avec arrêt de travail, ce sont les débrayages qui progressent le plus, tandis que la grève de plus de deux jours est le seul mode d’action à connaître un léger repli. Ces évolutions peuvent d’ailleurs expliquer le sentiment parfois persistant d’un déclin de la conflictualité dans la mesure où c’est le recours à des formes de protestation peu médiatisées et quasi invisibles à l’extérieur des entreprises concernées qui augmente. Elles sont également à mettre en parallèle avec le renforcement de la part des établissements concernés par des formes de conflits plus individuels ou aux formes ambiguës, comme les refus d’heures supplémentaires. La forte augmentation de ces derniers – qu’il n’est pas anodin de relever dans une période qui a vu successivement la mise en place, puis la mise en pièces, de la réduction du temps de travail – est à ranger en partie dans cette catégorie. Mais on peut également souligner, toujours selon les directions, que davantage d’établissements (42% contre 36%) sont concernés par au moins un recours aux prud’hommes dans la dernière enquête, tout comme le fait que davantage de directions disent avoir sanctionné des salariés (72% contre 66%). Plusieurs interprétations peuvent être faites de ces dynamiques de redéploiement des conflits. Elles peuvent tout d’abord être reliées à l’institutionnalisation croissante des modes de gestion des relations professionnelles. Contrairement à un discours très répandu, la « modernisation » du « dialogue social » n’implique aucune pacification des rapports entre représentants de la direction et représentants des salariés. Cette enquête montre encore une fois que les établissements les plus conflictuels sont précisément ceux où l’activité de négociation est la plus intense. Le conflit ne s’oppose pas à la négociation. Il en est une forme sociale proche et, dans les mains des représentants du personnel et des salariés, il constitue à coup sûr une arme et une ressource, soit pour contraindre la direction à la négociation, soit pour renforcer leur position face à l’employeur au cours de cette dernière.
La rationalisation sous contrainte des formes de conflit – qu’exprimeraient la progression importante des formes sans arrêt de travail, et même la légère baisse des grèves de plus de deux jours – est ainsi à relier aux difficultés persistantes qui pèsent sur l’essor des luttes syndicales. Le fait, par exemple, que dans le secteur du commerce la hausse des conflits soit essentiellement due à une extension des débrayages et du refus d’heures supplémentaires est très instructif. Cela rappelle que la diffusion des conflits dans des univers peu familiers de l’action syndicale et employant beaucoup de salariés précaires passe par l’adoption de moyens de lutte qui peuvent être moins coûteux ou moins risqués pour les salariés.
Finalement, si la contestation de l’autorité patronale demeure, et même s’étend, ses modes d’expression s’ajustent aux contraintes qu’exerce la structure de l’emploi sur la capacité des salariés à se mobiliser. Mais le bouleversement de l’environnement économique des entreprises françaises ne joue manifestement pas forcément en défaveur des luttes collectives. Une production organisée en flux tendus accroît ainsi significativement, d’après l’enquête, les chances qu’un conflit sous forme de débrayage s’y déroule. Et une manifestation ou une pétition peuvent être conçues comme une manière d’extérioriser le conflit de l’entreprise, pour tenter de s’attaquer à son image de marque. Certes, tous les établissements ne se prêtent pas à ces modes de contestation, et les formes qui progressent le plus sont clairement celles qui s’avèrent les plus ambiguës (comme les refus d’heures supplémentaires) ou les moins pénalisantes (manifestations, pétitions plutôt que grève). Mais les débrayages progressent aussi fortement et la plupart de ces formes « soft » s’associent en réalité plus qu’elles ne s’opposent aux grèves ou aux débrayages. C’est pourquoi on peut y voir davantage un prélude à une organisation renforcée des salariés pour se donner des moyens d’action et peser sur les négociation avec leurs directions, qu’un refroidissement ou une pacification des formes de conflits.
Pour conclure, nous voudrions souligner que le présent article ne fait pas que décrire un état du rapport de forces entre salariés et employeurs. Le constat d'un maintien, voire d’une hausse de la conflictualité ordinaire au travail, indépendamment même de l’actualité sociale, plutôt nourrie, de 2008 (grève dans la grande distribution en février 2008, nombreuses actions collectives réclamant des hausses de salaire en février, mars et avril 2008, occupations continues de lieux de travail par des travailleurs sans-papiers depuis ce même mois, etc.), revêt également un certain enjeu pratique, voire politique. Il montre en effet que la situation sociale précédant la crise n'était pas forcément aussi défavorable aux salariés que l'on pouvait le penser. Ce faisant, malgré les annonces quotidiennes concernant des mises au chômage partiel, voire des licenciements, il participe à une possible prise de conscience du fait que l’action collective, sur les lieux de travail, reste un élément qui permet de rééquilibrer ces rapports de force.


Publié dans laviedesidees.fr, le 6 janvier 2009

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